Biologie du scolyte dans un climat changeant
Les scolytes sont des coléoptères de la famille des charançons (Curculionidae) qui font partie intégrante des écosystèmes forestiers. Pionniers dans la décomposition du bois, ils remplissent, avec d’autres organismes (insectes, champignons et acariens associés) de multiples fonctions. Quelques 170 espèces ont été identifiées en France et seule une petite dizaine peut perturber, sous certaines conditions, nos forêts à grande échelle.
Les scolytes xylophages (terme pris au sens large, en incluant les scolytes qui sont en réalité mycétophages des champignons du bois) creusent une galerie nuptiale au sein de l’écorce de l’arbre. Les larves se développent ensuite sous l’écorce et se nourrissent du cambium, tissu vivant permettant la circulation de la sève élaborée, et parfois des champignons (espèces mycétophages). Révélateurs de faiblesse, ils contribuent à accélérer la sélection naturelle, la décomposition des bois dépérissants ou en voie de sénescence, et ainsi le renouvellement et la cicatrisation du milieu forestier perturbé. De fait, ils sont une composante quasi-permanente et essentielle des forêts, et sont régulés par de nombreux prédateurs et pathogènes en situation normale dite « endémique ».
Parmi les scolytes, le typographe, insecte spécialiste de l’épicéa (commun et de sitka), est entré depuis plusieurs années dans certaines régions d’Europe en phase épidémique. Il est souvent associé au chalcographe (Pityogenes chalcographus), un autre scolyte, qui se trouve dans les branches de petit diamètre. L’augmentation des populations du scolyte typographe à des seuils épidémiques est systématiquement liée dans la littérature et dans les faits à d’importantes perturbations qui déséquilibrent fortement les écosystèmes forestiers, tels notamment les tempêtes, les sécheresses prononcées et/ou successives (Marini et al. 2017, Jactel et al. 2019).
Les effets des attaques du scolyte typographe dépendent essentiellement de deux paramètres :
Le niveau de population
En situation endémique, les niveaux de population sont faibles et régulés par les prédateurs de l’espèce. L’augmentation des températures est un facteur généralement favorable à une augmentation de la population du typographe (Jönsson et al. 2007, 2009) : (1) les températures impactent le nombre annuel de générations de scolytes. S’il existait deux générations en plaine et une génération en altitude jusqu’ici, la hausse des températures permet ces dernières années jusqu’à trois générations de scolytes. (2) L’atteinte des seuils de températures favorables au vol printanier devrait devenir de plus en plus précoce. (3) La survie hivernale du coléoptère, même à son stade le plus résistant (le coléoptère adulte) dépend des températures enregistrées. Un hiver doux va limiter cette mortalité hivernale des générations n’ayant pas achevé leur cycle. Les derniers hivers (2022, 2023) ont été favorables aux scolytes avec des attaques en novembre, entrainant des mortalités en décembre/janvier.
La résistance naturelle des arbres et des peuplements hôtes
Cette résistance peut être amoindrie selon les conditions environnementales (facteurs abiotiques) notamment la disponibilité hydrique, et plus généralement les contraintes stationnelles ou fonctionnelles (sols superficiels, forêt d’installation récente). L’augmentation de l’évapotranspiration couplée au déficit pluviométrique créent en période estivale des périodes de stress de plus en plus intenses. La fragilisation des arbres est d’autant plus forte que ces épisodes se succèdent d’une année sur l’autre.
Le scolyte typographe présente également une originalité très importante : la sécrétion par les adultes colonisateurs d’une phéromone d’agrégation se mêlant à la sciure lors du forage de l’écorce qui attire de nouveaux individus. Cela explique sa capacité à rentrer en phase épidémique, et dans certains cas, à devenir un ravageur primaire, c’est-à-dire capable de coloniser des arbres sains, ce que nous constatons depuis quelques années.
Contexte historique et contexte climatique
Eléments de contexte
La situation actuelle des peuplements en Savoie, Haute-Savoie, Bugey, Jura, Vosges, est aujourd’hui ponctuellement très favorable au développement du typographe pour différentes raisons historiques et climatiques :
- La simplification biologique et écologique des milieux forestiers de montagne par le contexte socio-économique et la sylviculture ayant favorisé l’Epicéa commun sur certains secteurs, au détriment du cortège d’essences associées. En effet, l’Epicéa commun, essence très recherchée notamment pour des produits en charpente et les essences feuillues comme le hêtre ont été très prisées pour le bois de chauffage (pratique historique de l’affouage). Toutefois, naturellement, l’Epicéa commun n’est en mesure de dominer durablement un peuplement forestier qu’à l’étage subalpin à nos latitudes (à partir d’environ 1500 m). Son aire naturelle couvre également l’étage montagnard mais uniquement avec une fonction d’essence pionnière ou post-pionnière, d’accompagnement ou encore une fonction d’essence cicatrisante dans la sapinière-hêtraie, qui constitue – à l’étage montagnard – l’écosystème optimal. Sur les massifs où l’épicéa était présent (naturellement ou artificiellement), la déprise agricole et pastorale lui a également parfois permis de coloniser certains espaces du montagnard supérieur.
- L’anthropisation de certains milieux liée notamment aux grands programmes de plantations plus ou moins récents (Fonds Forestier National de 1945 à 1999 principalement) est à l’origine de ces peuplements d’Epicéa commun purs aux étages montagnards (entre 600 et 1500m) et collinéens (inférieur à 600m). Ces peuplements plantés à forte densité, présentent souvent une uniformité génétique, écologique et fonctionnelle entrainant une véritable concurrence pour l’utilisation des ressources entre individus. Par ailleurs, régulièrement laissés sans actions de sylviculture, ils présentent des facteurs d’élancements* très élevés, source de fragilisation et d’instabilité des peuplements. Ces plantations ont parfois eu lieu sur des sols peu voire pas forestiers (plantations sur terres agricoles ou pastorales abandonnées). Les pratiques passées ont pu provoquer tassement et dégradation du fonctionnement des sols et n’ont potentiellement pas favorisé une très bonne implantation racinaire (effet potentiel sur les cortèges mycorhiziens).
- Enfin, élément déterminant et déclencheur : la succession des sécheresses associées à des canicules qui, par leur durée, leur intensité, et leur fréquence liées à l’évolution climatique, a accentué la vulnérabilité de l’épicéa, essence subalpine à enracinement superficiel (système racinaire traçant, prospectant les horizons de surface), notamment dans les étages montagnards, et encore plus collinéens. Ce contexte d’évolution climatique a été progressivement déclencheur de dépérissements et constitue aujourd’hui un véritable révélateur de fragilité et de déséquilibre structurel des peuplements, facteurs propices au développement des populations de typographe.
*Le rapport hauteur sur diamètre (H/D) est appelé facteur d’élancement. Il traduit la stabilité de l’arbre dans le peuplement. Dans les peuplements peu éclaircis, les arbres grandissent mais n’ont pas suffisamment de place pour développer leur houppier et grossir. Ils sont alors fins et longilignes (facteur d’élancement H/D élevé) et en conséquence plus fragiles, notamment vis-à-vis des coups de vent, surtout après des éclaircies fortes dans les peuplements.
Peut-on limiter l’impact du scolyte typographe dans notre contexte actuel ?
Par des actions de lutte curative ?
De manière générale, les méthodes curatives consistant à exploiter les bois scolytés n’ont qu’un impact limité (voire nul) sur la population face à une situation épidémique. Si des enjeux sécuritaires (mise en sécurité des ETF, usagers et ouvrages) ou économiques (sauvetage du capital résiduel) peuvent amener à la décision de récolte d’arbres secs sur des peuplements fortement touchés, l’aspect sanitaire au sens strict est lui bien moins évident. Ces actions de coupes peuvent dans certains cas constituer une nouvelle source de stress pour le peuplement forestier environnant le foyer ainsi traité, occasionnant parfois des blessures aux arbres, créant de nouvelles lisières, permettant l’entrée de lumière et de chaleur (…) générant alors une nouvelle perturbation qui pourrait freiner la cicatrisation. Certains gestionnaires tentent donc localement de maintenir des arbres morts sur pied afin de préserver une dynamique forestière à proximité, et surtout de maintenir les milieux de vie des prédateurs des scolytes afin de faciliter le retour à un état d’équilibre.
Trois actions curatives sont utilisées pour tenter d’identifier et d’enrayer l’amorce d’un stade épidémique :
- Le piégeage aux phéromones qui permet le suivi et la compréhension de l’activité biologique des typographes, des courbes de vols et de l’évolution des niveaux de population. Il n’a cependant pas d’impact tangible sur la régulation de la population ;
- L’évacuation rapide et/ou l’écorçage d’arbres sains fraichement exploités au cours de la saison de végétation pour limiter les sites de reproduction dans les secteurs fortement exposés à un essaimage de scolytes ;
- La détection précoce d’attaques en identifiant un dépôt de sciure au pied de l’arbre et les trous d’entrée de galerie de l’insecte. Dans ce seul cas, la coupe et l’écorçage immédiats peuvent éventuellement se révéler efficace pour limiter la pullulation de l’insecte. Cela nécessite un suivi de terrain extrêmement fin et régulier ainsi qu’une réactivité très forte dans les interventions. Des outils de traitement d’images sont actuellement développés pour permettre de gagner du temps sur la détection de foyers précoces. Malheureusement, il peut être difficile d’assurer un tel suivi à l’échelle d’un massif forestier de montagne. Bien souvent, la détection des foyers intervient trop tard et la coupe des bois attaqués n’a aucun impact de régulation sur la population du coléoptère. Lorsque le houppier devient rouge-brun, dans la plupart des cas, les scolytes ont déjà quitté l’arbre (Nageleisen et Grégoire, 2021), et l’exploitation n’a pas d’effet positif sur la pullulation.
Cas des scolytes du sapin
Chez le sapin, ce sont 3 espèces de Pityokteines (P. curvidens, P. spinidens et P. vorontzowi), le petit scolyte du sapin (Cryphalus piceae) et une espèce de pissode (Pissodes piceae) qui attaquent l’écorce épaisse des arbres stressés. A la différence du typographe, ces espèces ne s’attaquent que très rarement à des arbres sains. Leur comportement est essentiellement secondaire, même lorsque les populations atteignent des niveaux importants. Le dépérissement des arbres est plus progressif et moins massif.
Sylv’ACCTES promeut des actions préventives pour la recherche d’un nouvel état d’équilibre
Levier d’action n°1
Agir de manière préventive en favorisant l’hétérogénéité et la complexité écologique et biologique des peuplements. Ce levier doit permettre au peuplement de bénéficier d’essences cicatrisantes, d’un relais générationnel, d’une robustesse fonctionnelle et de l’expression d’une diversité génétique. La diversité et la complémentarité fonctionnelle des essences est notamment un gage important de résistance face aux ravageurs spécifiques (Sobeck et al. 2009, Jactel et al. 2021). De nombreuses hypothèses expliquent cette tendance : la diversité diminue l’accès à l’arbre hôte (barrière chimique, barrière physique, dilution de la ressource) et favorise l’abondance et l’efficacité des ennemis naturels. Par exemple, il a été montré que le mélange épicéa et pin dans un même peuplement, favorisait la présence et la dynamique de population d’un prédateur, et donc régulateur, important du typographe, le clairon formicaire (Wermelinger et Schneider, 2021).
Levier d’action n°2
Diversifier les protocoles d’actions dans les peuplements fortement touchés. On s’attache notamment à observer et accompagner la dynamique forestière cicatrisante qui présente bien souvent une dynamique intéressante et diversifiée en régénération. Le maintien d’une structure de peuplement avec d’autres essences (sapin pectiné) ou d’épicéas verts sont privilégiés tant que possible car ceux-ci sont porteurs potentiels d’adaptation et surtout permettent de maintenir une ambiance forestière évitant une trop forte régression forestière qui engendrerait un temps de retour à l’équilibre bien plus long (avec les coûts potentiels associés). L’enrichissement par points d’appui peut ponctuellement permettre de gagner du temps en cas de défaut de régénération naturelle (Voir l’article : Sylv’ACCTES et la plantation).
Ces leviers d’actions doivent être complétés d’un protocole d’observation portant sur l’apparition et le développement des prédateurs naturels du scolyte tels que le clairon formicaire, ou les parasites des larves de scolytes favorisés par le bois mort ou encore l’avifaune favorisée par la présence de feuillus et de bois morts résineux. La montée en charge des antagonistes du scolyte typographe suivra naturellement, mais plus progressivement l’augmentation de la population de scolytes, en particulier si les espèces régulatrices sont peu présentes dans l’écosystème au démarrage de l’épidémie. A ce titre, la volonté de « nettoyer » les zones attaquées peut freiner cette régulation biologique naturelle nécessaire à l’atteinte d’un nouvel état d’équilibre, et donc retarder celui-ci.
A propos de l’auteur de l’article :
Ingénieur spécialisé en foresterie, Jean-Sébastien Jaquet a réalisé la première partie de son parcours professionnel dans la recherche pour l’INRAE (UMR BIOGECO, UMR ISPA) et d’autres instituts à l’étranger (CSIRO Sustainable Ecosystems, UBC …).
Docteur en écologie évolutive, fonctionnelle et des communautés, ses thématiques de recherche se sont situées à l’interface entre écologie forestière et écophysiologie végétale. L’étude d’effets combinés de stress abiotique (sécheresse) et biotique (ravageurs) sur la croissance de l’arbre, ses réserves carbonées et azotées ont constitué l’essentiel de ses travaux.
Exemple de publication explorant la compréhension de l’effet de cumul de stress (sécheresse + défoliation) sur la croissance et les mécanismes physiologiques sous-jacents :
Jean-Sébastien Jacquet, Alexandre Bosc, Anthony O’Grady, Hervé Jactel, Combined effects of defoliation and water stress on pine growth and non-structural carbohydrates, Tree Physiology, Volume 34, Issue 4, April 2014, Pages 367–376, https://doi.org/10.1093/treephys/tpu018
« Mon expertise se porte aujourd’hui au sein de Sylv’ACCTES sur l’analyse des enjeux de chaque massif forestier partenaire et l’accompagnement d’une sylviculture économe, basée sur la valorisation de l’existant et des dynamiques forestières. Dans des contextes très diversifiés, les objectifs convergent aujourd’hui vers la complexification des peuplements forestiers. »
Références :
[1] L. Marini, B. Økland, A.M. Jönsson, B. Bentz, A. Carroll, B. Forster, J.C. Grégoire, R. Hurling, L.M. Nageleisen, S. Netherer. Climate drivers of bark beetle outbreak dynamics in Norway spruce forests. Ecography, 40 (2017), pp. 1426-1435.
[2] H. Jactel, J. Koricheva, B. Castagneyrol. Responses of forest insect pests to climate change: not so simple. Curr. Opin. Insect. Sci., 35 (2019), pp. 103-108.
[3] Jönsson, A., S. Harding, L. Bärring and H. Ravn (2007). « Impact of climate change on the population dynamics of Ips typographus in southern Sweden. » Agricultural and Forest Meteorology 146(1-2): 70-81.
[4] Jönsson, A. M., G. Appelberg, S. Harding and L. Bärring (2009). « Spatio-temporal impact of climate change on the activity and voltinism of the spruce bark beetle, Ips typographus. » Global Change Biology 15(2): 486-499.
[5] Wermelinger B, Schneider Mathis D. Les ennemis naturels des scolytes. Institut fédéral de recherches WSL; 2021.
[6] Nageleisen LM, Grégoire JC. Une vie de Typographe : point des connaissances sur la biologie d’Ips typographus (Linnaeus, 1758). Revue Forestière Française. 2021;LXXIII(4):479‑98.
[7] Nageleisen LM. et al. 2010. La santé des forêts. Maladies, insectes, accidents climatiques… Diagnostic et prévention
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